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Hélène Azevedo, ModCo : “Entreprendre dans le secteur de l’éducation implique une certaine audace, voire une petite folie”

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Interview avec Hélène Azevedo, dirigeante de ModCo

Crédit image : EdTech Actu.

ModCo est une startup de l’EdTech fondée en 2018 par Hélène Azevedo et Sylvie Audrain, en réaction à l’interdiction des téléphones en classe. Les deux femmes imaginent ensemble un outil qui permettrait de transformer le smartphone en outil pédagogique et commencent à s’adresser aux enseignants et aux collectivités territoriales. Hélène Azevedo fait le point sur l’évolution de sa startup, ses perspectives comme ses difficultés.

Plutôt que de bannir ces appareils omniprésents chez les adolescents, ModCo propose de les encadrer et de les utiliser comme un outil pédagogique. Destiné aux élèves à partir du collège, où l’entrée en sixième coïncide souvent avec l’acquisition d’un premier smartphone, ModCo vise à sensibiliser aux bonnes pratiques numériques.

L’application permet aux enseignants de partager des contenus interactifs via les téléphones des élèves, capitalisant ainsi sur un outil déjà en leur possession. ModCo s’inscrit ainsi dans une démarche économique, proposant une alternative aux coûteux plans d’équipement individuels en misant sur l’accessibilité et l’égalité des chances.

Dans l’interview qui suit, Hélène Azevedo, cofondatrice de ModCo et mère de deux enfants, revient sur son parcours et ses motivations. Elle explique comment, après avoir réalisé un MBA en transformation numérique et une thèse sur l’impact des technologies dans l’éducation, elle a décidé de se lancer dans ce projet novateur, avec l’ambition de réinventer les pratiques pédagogiques à l’ère du numérique.

Quelle a été la genèse du projet ModCo ?

L’idée de ModCo vient principalement de mon associée, Sylvie. En 2018, lors d’un déjeuner avec des adolescents, le débat portait sur la loi interdisant les téléphones portables à l’école. Les jeunes étaient perplexes : pourquoi interdire les téléphones alors que les adultes les utilisent constamment, surtout dans le monde professionnel où les écrans sont omniprésents ? Cette réflexion a poussé Sylvie à s’interroger sur un juste équilibre entre l’interdiction totale et une approche plus flexible.

De mon côté, à cette même période, je venais de reprendre mes études à 40 ans. J’étais en pleine préparation d’un MBA en transformation numérique. Jusqu’ici, mon parcours était davantage axé sur le marketing et l’accompagnement commercial, et j’ai constaté à quel point mon métier avait évolué, notamment avec la montée en puissance des données et la digitalisation des comportements des consommateurs. Je venais tout juste de me lancer en indépendante et j’ai décidé de consacrer un an et demi à approfondir ces enjeux de transformation numérique.

Quel a été le déclencheur de la rencontre avec votre associée ?

Pendant ma formation, une expérience personnelle m’a beaucoup marquée. Mon plus jeune fils, qui venait d’entrer au CP, me faisait part de son manque d’enthousiasme pour l’école. De mon côté, je m’intéressais aux effets du numérique sur notre société, notre manière de vivre, et j’étais toujours émerveillée en revenant de mes cours. Mais lui, à l’inverse, ne semblait pas du tout partager cet enthousiasme. Un jour, il m’a dit : "Je ne comprends pas, maman, tu as plus de 40 ans, tu es vieille et pourtant tu vas à l’école, alors que moi, je n’ai même pas envie d’y aller."

À ce moment-là, dans le cadre de ma formation, on nous demandait de travailler sur la transformation numérique d’un secteur. Initialement, je m’étais inscrite pour explorer celle de mon métier. Cependant, en voyant chaque jour mon fils revenir si désabusé de l’école, j’ai décidé de consacrer un an et demi de ma formation à étudier l’enseignement. J’ai alors commencé à interviewer des enseignants, et au terme de cette période, j’ai publié ma thèse professionnelle sur l’impact des technologies sur le rôle de l’enseignant.

Cette thèse, je l’ai ensuite mise à disposition des acteurs de l’EdTech, un domaine dans lequel Sylvie, mon associée, commençait à s’impliquer. Elle m’a demandé de lui partager mon travail, et en retour, je me suis intéressée à son projet. Derrière son idée, j’ai perçu une véritable conviction et un réel intérêt pour la transformation des pratiques éducatives. Naturellement, j’ai eu envie de m’investir. Nous avons vite constaté que nous partagions des idées et des ambitions similaires. Le courant est passé, et c’est ainsi que nous avons décidé de nous lancer ensemble, après un an et demi de réflexion et de collaboration. Rien ne nous prédestinait à nous rencontrer : Sylvie est basée en Bretagne, moi en région parisienne. Elle est jeune retraitée, moi, au milieu de ma carrière.

Qu’est-ce que ModCo en quelques mots ?

ModCo est une application mobile destinée aux élèves, connectée à une interface web accessible par les enseignants via une tablette ou un ordinateur. Lorsqu'un élève arrive en classe, il active ModCo sur son téléphone, ce qui lui donne accès aux contenus partagés par son professeur : une vidéo de la BBC en cours d’anglais, un lien vers un site web, des ressources interactives fournies par un éditeur scolaire, des quiz, des padlets, etc. Un suivi du taux d'assiduité est disponible à la fois pour l'élève et l'enseignant, permettant à chacun de prendre conscience de l'utilisation de l'application et d'ajuster son comportement si nécessaire.

Où en est ModCo aujourd'hui ?

Aujourd'hui, nous avons franchi plusieurs étapes importantes. Nous avons recruté deux alternants, l’un en marketing et l’autre en ingénierie pédagogique. En termes d’implantation, notre solution est désormais utilisée dans une trentaine d’établissements et par environ 60 professeurs. Cela dit, avec la rentrée qui approche, nous allons devoir repartir sur certains aspects pour continuer à développer notre présence.

Quels ont été vos principaux succès jusqu'à présent ?

L’une de nos plus grandes réussites a été de parvenir à vendre notre solution non seulement aux chefs d’établissement et aux professeurs, mais aussi aux départements. C’est une véritable avancée, car nous avons réussi à nouer des partenariats solides avec des départements, des laboratoires, ainsi qu’avec des académies et des enseignants. Cette diversité de collaborations est un signe très positif pour la suite.

Quels défis liés au secteur de l’Edtech avez-vous rencontrés ?

Le secteur de l’éducation est complexe, notamment en raison des cycles de vente très longs et des processus décisionnels souvent diffus. Il y a de nombreux acteurs à convaincre : parfois, personne n’a véritablement le pouvoir décisionnel ou le budget, et pourtant, il faut parvenir à rassembler tout le monde autour de la table pour avancer. Cela a été l’un de nos plus grands défis. Je ne dis pas que nous avons entièrement réussi à surmonter cet obstacle, mais nous progressons. Nous avons, par exemple, signé un contrat avec un deuxième département, et nous sommes en négociation avec d’autres. Cela prend du temps, bien sûr, mais ce qui est encourageant, c’est que le bouche-à-oreille commence à jouer un rôle important dans notre développement.

Avez-vous trouvé le bon modèle pour réussir dans ce secteur ?

Pas encore complètement, nous cherchons toujours le bon équilibre, mais comme beaucoup de startups, nous sommes dans une démarche de test and learn. Ce qui est certain, c’est que par rapport à nos débuts, nous avons affiné notre approche et gagné en crédibilité.

La période d'amorçage est particulièrement difficile dans l’Edtech, probablement bien plus que dans d'autres domaines. Toutefois, nous voyons des premiers signes qui nous confortent dans l’idée que nous sommes sur la bonne voie. Mais être "bien" ne suffit pas pour entreprendre durablement. Il faut que l’entreprise soit suffisamment rentable pour pouvoir embaucher, renouveler nos équipes, et continuer à investir. À ce jour, nous avons fait des investissements, mais ni Sylvie ni moi ne nous sommes encore rémunérées. C’est une situation courante dans les projets à impact, mais il est essentiel de ne pas perdre de vue que nous restons une entreprise, et non une association. Nous avons entrepris avec l’envie de créer de la valeur, mais cette valeur a un coût, et nous devons veiller à la récupérer pour pouvoir réinvestir et pérenniser notre activité.

Donc, tout ce que vous gagnez actuellement est réinvesti dans l’entreprise ?

Exactement. En 2023, notre chiffre d’affaires était de 3 000 euros, ce qui est très peu, surtout compte tenu des investissements réalisés. Lorsque je parle d’investissements, cela inclut bien sûr le développement de nos produits, mais aussi notre temps. Pendant quatre ans, nous avons travaillé à plein temps, Sylvie et moi, et c’est une charge considérable. Nous avons aussi embauché des alternants pour nous accompagner.

Heureusement, nous avons pu compter sur le soutien de la région Bretagne, où notre société est implantée. Ce soutien, combiné à nos propres investissements, a été crucial pour notre développement. Sylvie et moi avons également investi nos économies personnelles, car c’est l’une des réalités de l’entrepreneuriat : il faut être prêt à prendre des risques. C’est cette prise de risque qui distingue ceux qui entreprennent de ceux qui ne le font pas. Nous, nous croyons en notre projet, et cela implique une certaine audace, voire une petite folie, pour entreprendre dans le secteur de l’éducation. Mais sans prise de risque, il n’y a pas d’entrepreneuriat.

Comment faites-vous pour subvenir à vos besoins financiers personnels pendant cette période de développement ?

Sylvie est jeune retraitée, ce qui lui permet d’avoir une certaine stabilité financière. Quant à moi, j’ai eu la chance de bien travailler entre 2016 et 2020. À cette époque, j’avais déjà commencé mon parcours entrepreneurial, mais de manière sécurisée. Je travaillais comme consultante marketing freelance, mais je ne me suis jamais versé un salaire équivalent à ce que je facturais. J’ai toujours eu une démarche prévoyante, en mettant de côté une partie de mes revenus pour me préparer à prendre des risques plus tard.

Cette prévoyance est ce qui me permet aujourd’hui de prendre un risque financier en tant qu'entrepreneure. Bien entendu, nous avons aussi le soutien de nos conjoints, ce qui allège quelque peu la pression. Cependant, être une femme entrepreneure comporte ses propres défis, et il est important pour nous de préserver notre indépendance.

Comment envisagez-vous la croissance financière de votre entreprise ?

Les subventions ont été cruciales à nos débuts, et nous en avons encore obtenu récemment. Cependant, nous avons quasiment fait le tour des aides disponibles à ce stade. Aujourd'hui, nous nous concentrons davantage sur la levée de fonds, car c’est là que se trouve notre avenir financier à moyen et long terme. Les subventions ont leur limite, et maintenant, l’essentiel de notre développement repose sur la capacité à convaincre des investisseurs privés.

Notre levée de fonds a commencé début 2024 et nous comptons aujourd’hui trois à quatre investisseurs privés qui croient en notre projet et nous accompagnent. Même si nous sommes convaincues à 200 % de notre idée, avoir le soutien de ces Business Angels est un véritable coup de pouce. Cela nous donne une confiance supplémentaire et une nouvelle énergie pour aller de l’avant.

Quels sont vos objectifs à long-terme pour ModCo ?

À court terme, notre ambition est d’atteindre un chiffre d’affaires de 450 000 euros d’ici 2025, tout en développant des collaborations avec différents départements à travers la France. Cependant, dans le secteur de l’éducation, il est difficile de concilier notre désir de progresser rapidement avec la réalité du terrain, où les choses avancent souvent plus lentement. Nous devons donc trouver un équilibre entre notre envie de prouver rapidement notre valeur aux investisseurs, qui souhaitent des résultats rapides, et le rythme plus modéré du secteur.

En parallèle, nous souhaitons également renforcer nos équipes. Nous avons recruté des alternants, et notre objectif pour 2025 est de leur offrir des postes stables. En tant qu’entreprise à mission, nous nous engageons à accompagner les élèves, et cela inclut nos alternants. Nous voulons les aider à évoluer dans leurs domaines respectifs — marketing, ingénierie pédagogique, commercial et développement — afin de construire une équipe solide et engagée à long terme.

Quelle est votre stratégie pour aborder les établissements scolaires et les collectivités locales ?

Notre démarche avec ModCo, en collaboration avec les collectivités territoriales, repose sur plusieurs points clés. Le principal, c'est que le numérique est devenu indispensable, que ce soit pour l'entrepreneuriat ou l'éducation. Cependant, la stratégie actuelle qui consiste à fournir systématiquement de nouveaux équipements, comme cela a été fait dans les années 90, n'est plus tenable à long terme. D'abord, parce que ces équipements s'accumulent dans les foyers, ce qui n'est ni viable pour l'environnement ni justifiable sur le plan financier. Ensuite, parce qu'une part de ces matériels n’est même pas utilisée en classe, selon les retours des enseignants.

Il est essentiel de penser à une autre approche. Distribuer des équipements aux familles qui en ont besoin est important, mais il faut repenser cette distribution pour maximiser son impact. C’est ici que ModCo intervient. Plutôt que d’investir des sommes énormes uniquement dans du matériel, comme cela se fait actuellement (dans certains départements, on parle de millions d’euros), nous proposons une solution beaucoup plus économique. Par exemple, là où un département dépenserait environ un million d'euros pour équiper 24 000 élèves, avec ModCo, le coût serait de 100 000 euros.

Notre solution est donc non seulement plus rentable pour les collectivités, mais elle se concentre aussi sur l’équité. Plutôt que de simplement viser l'égalité d'accès, nous aidons les collectivités à résoudre les problèmes liés aux infrastructures numériques, notamment les disparités en matière de connexion Wi-Fi, qui créent des inégalités. Notre discours auprès des collectivités repose ainsi sur une approche sociale, sociétale et financière. Nous voulons offrir à tous une véritable équité dans l'accès au numérique, tout en optimisant les ressources disponibles.

Pensez-vous que ModCo ait un réel impact sur l'éducation et l'égalité des chances à l'école ?

Je ne vais pas dire "oui" de manière catégorique, tout simplement parce que nous sommes encore jeunes, mais je le pense profondément. Je ne peux pas encore apporter de preuves tangibles, mais j’ai la conviction que notre solution fait la différence. C’est pourquoi, cette année, lors de notre expérimentation dans trois établissements du département de La Vienne, nous nous sommes associés au laboratoire de recherche Techné. Cela nous permet de mettre en place une démarche d’analyse d’impact. Une fois cette analyse menée sur une période suffisante, nous pourrons affirmer avec certitude que ModCo a un impact réel.

Pour l’instant, c’est comme affirmer que le numérique a un impact : si on ne l’a pas mesuré, on ne peut pas en être sûr. Nous attendons des résultats concrets, précis et chiffrés pour valider cette conviction.

Quelles sont vos frustrations concernant le manque d'investissement dans l'éducation ?

Je trouve regrettable que l’éducation, pourtant un secteur critique pour l’avenir de notre société, ne bénéficie pas d’un investissement suffisant. Aujourd’hui, la majorité du budget éducatif va dans les salaires, ce qui est normal et justifié. Mais il manque un soutien à l’entrepreneuriat dans l'éducation. Les enseignants, par leur capacité à s’adapter et à innover, sont déjà des entrepreneurs dans leur classe. Il faudrait davantage valoriser et encourager cette prise d’initiative, notamment par des collaborations public-privé plus fluides et ouvertes à l’innovation.

Quel conseil donneriez-vous aux entrepreneurs qui souhaitent se lancer dans le secteur de l'EdTech aujourd'hui ?

Le principal conseil que je donnerais est de bien préparer le terrain, notamment sur le plan financier. L'entrepreneuriat, surtout dans l'EdTech, demande du temps avant d’obtenir des résultats concrets. Il faut pouvoir tenir sur la durée, et cela implique d’avoir une certaine sécurité financière pour surmonter les périodes difficiles. C’est un marathon, pas un sprint.

Il est aussi essentiel d'apporter une vraie valeur à vos utilisateurs, dans notre cas, les enseignants. Si votre solution n’apporte pas un réel soutien aux professeurs, elle n’aura pas d’impact durable. Identifiez bien vos cibles : les utilisateurs et ceux qui financent, comme les collectivités territoriales, car ce sont souvent deux publics différents. Il faut réussir à équilibrer ces relations pour que votre solution soit utilisée sur le long terme. Si vous ne créez pas cet équilibre, cela peut fonctionner un an, mais pas plus.

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Édition de logiciels applicatifs

Sommaire

  • Quelle a été la genèse du projet ModCo ?
  • Quel a été le déclencheur de la rencontre avec votre associée ?
  • Qu’est-ce que ModCo en quelques mots ?
  • Où en est ModCo aujourd'hui ?
  • Quels ont été vos principaux succès jusqu'à présent ?
  • Quels défis liés au secteur de l’Edtech avez-vous rencontrés ?
  • Avez-vous trouvé le bon modèle pour réussir dans ce secteur ?
  • Donc, tout ce que vous gagnez actuellement est réinvesti dans l’entreprise ?
  • Comment faites-vous pour subvenir à vos besoins financiers personnels pendant cette période de développement ?
  • Comment envisagez-vous la croissance financière de votre entreprise ?
  • Quels sont vos objectifs à long-terme pour ModCo ?
  • Quelle est votre stratégie pour aborder les établissements scolaires et les collectivités locales ?
  • Pensez-vous que ModCo ait un réel impact sur l'éducation et l'égalité des chances à l'école ?
  • Quelles sont vos frustrations concernant le manque d'investissement dans l'éducation ?
  • Quel conseil donneriez-vous aux entrepreneurs qui souhaitent se lancer dans le secteur de l'EdTech aujourd'hui ?